Que doit faire l’Afrique pour se lever des strapontins du bateau de la mondialisation?

        Le troisième millénaire s’affiche sous le signe de mutations profondes et accélérées qui ébranlent toutes les fondations de l’existence humaine. Elles entraînent dans le même tourbillon la planète tout entière et jettent les bases d’une nouvelle configuration mondiale dont les contours ne nous apparaissent pour le moment que de manière très floue, dans un enchevêtrement de traits, de phénomènes et de tendances devenues d’une complexité particulièrement déconcertante. Comprise à la lumière de ces tendances et de ces phénomènes, la mondialisation apparaît ainsi sur un double prisme : d’une part, elle est fascinante vue qu’elle représente un nouvel horizon d’opportunités en ce XXIème siècle mais, d’autre part elle est menaçante pour l’ordre économique, sociopolitique et culturel de chaque nation. Toutefois, au-delà de la peur et des fantasmes, la mondialisation est avant tout caractérisée comme un phénomène économique ancien et continu du développement du capitalisme libéral. Elle n’ est donc pas un état mais un processus, un engrenage qui entraîne toute les sphères de la vie des individus et des sociétés à savoir le savoir, la culture, l’économie, les relations entre les peuples et entre les Etats à l’échelle mondiale. Aujourd’hui elle est le syndrome d’un choc ou crise des civilisations comme le prédisait Samuel Huntington et elle impose donc à tous les peuples, chacun en fonction de ses paramètres culturels spécifiques et de son degré d’implication dans le mouvement actuel du monde, des défis historiques cruciaux qui engagent leur avenir. Tel est donc le cas pour l’Afrique aujourd’hui impliquée voire imbriquée plus que jamais dans cet engrenage. Face à cette machine infernale, elle se doit de relever un certain nombre de challenges afin de ne pas être écrasée et broyée. Le but de notre réflexion c’est de mener une analyse sur les défis décisifs de l’Afrique à l’ère de la mondialisation galopante.

1- Le défi politique : Du gouvernement à une « gouvernance internationale »

       Avec la mondialisation, on assiste à une transformation du rôle des Etats africains et des modes de régulations qui s’y attachaient. La gouvernance renvoie à la mise en place de nouveaux modes de pilotage ou de régulation plus souples et éthiques, fondés sur un partenariat ouvert et éclairé entre différents acteurs et parties prenantes, tant aux échelles locales que globales et Nord-Sud. Elle est plus que jamais d’actualité dans une Afrique qui se singularise par son instabilité politique avec des coups d’Etats et révolutions qui peuvent survenir à n’importe quel moment. En effet, au-delà de la question de démocratie qui se pose aujourd’hui comme une exigence universelle s’imposant en tant que telle à tous les peuples,, il s’agit de repenser la politique dans la perspective de la définition et de la mise en oeuvre d’une pratique politique qui soit non seulement acceptable moralement mais aussi rigoureusement centrée sur le citoyen restauré dans son statut de « sujet » authentique de la politique. Tel est d’ailleurs le souci de Mathurin Houngnikpo dans L’Illusion Démocratique en Afrique où il montre que c’est le continent qui a connu le plus grand nombre de conflits (inter et intra-étatiques) depuis la fin de la Guerre Froide. Elle est en ce sens une zone d’instabilité majeure puisque 20 % de la population africaine reste à la merci des conflits armés et les régimes autoritaires demeurent plus nombreux que les démocraties. Cette situation freine les possibilités d’investissements étrangers en dehors de l’exploitation des matières premières. L’idée d’une gouvernance internationale, proposée par Charles-Robert est plus que jamais d’actualité. En effet, la gouvernance internationale ou mondiale se distingue nettement de l’idée classique du gouvernement car elle dénonce le modèle étatique, qui confie aux seules autorités politiques la responsabilité de la gestion des affaires publiques. S’inscrivant dans l’esprit du néo-libéralisme économique, elle prône un dessaisissement par les États de leurs attributions en matière notamment sociale et de droits de l’homme, et un accroissement des pouvoirs des firmes transnationales.

  1. Le défi économique : surmonter les divisions et progresser vers une intégration régionale en Afrique

        Dans le cadre des principes d’organisation et de fonctionnement du système capitaliste qui impose ses règles à la mondialisation néolibérale en cours et qui, comme on le sait, est plus soucieux de profit maximal que de promotion des hommes, c’est le défi de la définition et de la mise en oeuvre d’un système d’exploitation des ressources naturelles et de production sociale des richesses qui soit capable d’impulser une croissance conséquente, soutenue et durable délibérément inscrite dans la perspective de la satisfaction des besoins matériels, sociaux et culturels de plus en plus exigeants des populations, ce qui semble devoir impliquer une « refondation » de l’économie. Afin d’exercer un contre-pouvoir à l’oppression capitaliste, les Etats africains devraient développer ce que l’épistémologue Jacques CHATUE appelle le « pouvoir de réticularité » qui est la capacité de pouvoir penser et d’agir en réseau, de coaliser leurs efforts pour se mettre ensemble stratégiquement car nous n’avancerons jamais en rang dispersé. D’où la nécessité de relever le défi d’une intégration régionale en Afrique.

        Alors, l’intégration régionale constitue aujourd’hui une préoccupation majeure pour les pays africains afin de faire face à leur marginalisation croissante dans le contexte actuel de la mondialisation. Devant ce fait, l’Afrique doit s’organiser économiquement, l’ère du « chacun pour soi » étant révolu, surtout quand on ne pèse pas lourd et qu’on sait que la politique du dominateur c’est de diviser pour mieux régner. Quelques phénomènes de régionalisation [2]existent déjà, mais ils paraissent bien timides. En effet, malgré les avancées remarquées en Afrique de l’Ouest de réels obstacles demeurent. Il s’agit notamment de l’échec du gouvernement, du chevauchement des institutions, des économies peu diversifiées, du déficit d’infrastructures et de la fragilité des États-nations, incapables de répondre aux besoins des populations. L’alternative à cette faiblesse ne peut donc venir que du resserrement des liens entre les États pour mieux faire face aux méfaits de la balkanisation, aux déchirements historiques et culturels dus à la partition coloniale. Cette coopération économique permettra d’obtenir une sécurité alimentaire en Afrique et résoudra aussi en parti le problème de sous-emploi de la jeunesse.

  1. Le défi culturel : de l’autarcie à une Poétique de la Relation

          Il s’agit, face à la tendance actuelle à l’uniformisation culturelle sur la base des valeurs occidentales, parfois indûment estampillées du sceau de l’universalité, de savoir s’il est encore possible pour l’Afrique, et si oui dans quelle mesure, de sauvegarder et de promouvoir ses propres valeurs de civilisation. Ce défi demande aux Africains de ne plus vivre en autarcie en se repliant sur le passé et les traditions mais de s’ouvrir attentivement au monde afin que l’on parvienne non pas à une mondialisation de la culture mais à la culture de la mondialisation. A cet effet, le poète Senghor dans son essai Ce que je crois : Négritude, francité, et civilisation de l’universel, prône l’éthique de l’échange culturel, il nous recommande de pouvoir «assimiler sans être assimilé », de faire des échanges mutuellement enrichissants fondés sur l’acceptation mutuelle et le respect réciproque.

  1. Le Défi de l’excellence scientifique

      A partir de maintenant où nous retrouvons notre historicité, nous mesurons l’enjeu d’une relecture des savoirs d’hier qui se sont constitués sur l’Afrique dans une logique de sujétion et d’aliénation des indigènes. Nous devons donc nous rendre compte de la non-pertinence de ces savoirs et faire preuve d’autonomie et de créativité afin d’en finir avec « la déraison des mimétismes nauséabonds [3] » dont parlait le philosophe et sociologue Jean Marc ELA. Selon lui, il n’y a pas de violence plus meurtrière dans une société que celle qui vise à briser le dynamisme de l’esprit (ibid, p. 37). Ainsi, au-delà des débats d’école sur l’autochtonie, il semble important de repenser la complexité africaine et notre rapport au Savoir en rupture avec les schémas qui ont tendances à enfermer les indigènes dans leurs ghettos ethniques. Un Africain qui parle de l’Afrique comme homme de science ne parle pas seulement pour les Africains car les savoirs d’Afrique sont des savoirs pour le Monde. Jacques Gaillard et Roland Waast nous révèle que : La science africaine subsaharienne d’un peu moins de 0,5% en 1985, ne représentait plus que 0,3 % de la production mondiale au milieu des années 1990. Cette stagnation voire régression de la production scientifique africaine se justifie par le fait que le personnel universitaire, pour la plupart, s’est momifié afin de ne pas porter ombrages aux politiciens. Ils s’ankylosent dans des structures bureaucratiques qui s’avèrent incapables de susciter une pensée neuve et créatrice. Cela est très dangereux pour l’émergence et le développement du continent et partant du Cameroun car « aucun Etat ne peut se passer aujourd’hui de se dispenser ni de l’avis, ni du concours, ni des contributions des scientifiques [4] », soulignait le professeur titulaire, spécialiste de politique scientifique Jean-Jacques Salomon dans son ouvrage Les scientifiques. Entre savoir et pouvoir (2007).

L’atteinte de l’excellence scientifique passe d’abord par l’appropriation des avancées les plus récentes de la technoscience [5] et de la technologie considérées comme les « nouveaux pouvoirs » dont la maîtrise sera de plus en plus décisive dans la détermination de la position tant des individus dans la société que celle des peuples et des Etats à l’échelle mondiale. C’est ensuite celui de notre aptitude à tirer le meilleur parti possible, après inventaire critique, des connaissances, des techniques et des technologies endogènes par lesquelles, avant l’universalisation de la modernité occidentale, les autres peuples avaient réussi à assurer leur propre survie en se faisant à leur manière « maîtres et possesseurs [6] » de la nature. Bref, il s’agit pour l’Afrique de faire reculer l’inculture scientifique qui, à l’ère de l’économie du savoir, est une nouvelle forme d’analphabétisme.

       5. Le Défi Philosophique

Ce défi [7], développé par le philosophe sénégalais Sémou Pathé Gueye, est bidimensionnel. Il se présente d’abord comme celui de l’intelligibilité, en mettant en question, notre capacité de créer les nouveaux outils intellectuels dont nous avons urgemment besoin pour pouvoir penser le monde dans sa complexité et dans l’accélération de son « temps ». Mais c’est aussi un défi du sens dans la mesure où il s’agit de savoir s’il nous est encore possible d’assigner à notre existence et à nos actions une signification et une finalité qui pourraient constituer pour nous de nouvelles raisons de vivre, de croire et d’espérer, et qui auraient par conséquent à nos yeux une valeur et une légitimité suffisantes pour mériter que nous puissions, le cas échéant, mourir pour elles.

  1. De la nécessité d’un « réarmement éthique » [8]

      Avec la mondialisation ambiante, caractérisée par une croissance de la faillite morale et une déliquescence des moeurs, l’éthique, comme le recommandait le philosophe Spinoza se doit de libérer l’homme de sa servitude à l’égard des sentiments et lui apprendre à vivre sous la conduite de la raison [9]. Or la société africaine est sous la prise voire l’emprise d’un « vide éthique » ou nihilisme terrifiant avec le népotisme, la fraude, la contrefaçon et la corruption des élites qui auront pour corollaire la fuite illicite des capitaux. Selon les estimations, plus de 800 milliards de dollars ont été transférés illégalement depuis 40 ans d’Afrique vers le monde développé : cette manne financière détournée au profit d’une poignée de « kleptocrates » aurait pu financer des programmes de développement ambitieux ou servir par exemple à la construction d’infrastructures (éducation, santé, énergie…) dont le manque structurel gangrène le continent. Ces actifs détenus à l’étranger sont privés et cachés : ils devraient normalement servir au remboursement de la dette publique du continent, situation que dénoncent les économistes Léonce Ndikumana et James K. Boyce dans leur récent ouvrage La dette odieuse de l’Afrique. Selon eux, pour chaque dollar prêté à l´Afrique, environ 60 % en ressortent sous forme de fuite de capitaux. C’est pourquoi avec cette atmosphère délétère de relativisme moral voire de nihilisme éthique dans laquelle nous baignons aujourd’hui, nous sommes appelés à être capables de placer notre existence et notre conduite de tous les jours sous l’autorité de valeurs aptes à préserver et à promouvoir en nous ce qui fonde notre dignité humaine et à installer durablement dans la paix et l’harmonie, nos sociétés profondément déstabilisées aujourd’hui par la logique prévalante du « chacun pour soi ».

CONCLUSION

      Pour passer du rôle de spectatrice à celui d’actrice au théâtre de la mondialisation, l’Afrique doit adopter une approche complémentaire de son développement. Elle doit ainsi affronter les défis liés à la mondialisation de manière correcte et au rythme qui convient, tout en restant sensible aux problèmes de développement qui lui sont particuliers. La problématique de notre réflexion était de montrer comment y parvenir compte tenu des tensions entre les systèmes économiques actuels et parvenu au terme de notre analyse, nous constatons que les challenges que l’Afrique se doit de relever restent nombreux. Entre autres nous avons évoqué la nécessité de passer le stade des gouvernements, autoritaire et monarchique, pour intégrer la « gouvernance internationale » ; de passer d’un nihilisme éthique à un civisme éthique ; de passer de la fermeture ou du repli identitaire et culturel à une ouverture au monde, à une poétique du Divers et de progresser dans la voie de l’intégration régionale qui exige de la part des pays un engagement fort à fournir des efforts résolus pour rationaliser les arrangements existants.. Aussi, à l’heure de l’économie du savoir, l’Afrique ne devrait plus être marginalisée dans le processus de production des connaissances d’où la nécessité pour la recherche africaine de faire face au défi de l’excellence scientifique. Enfin, nous avons aussi relevé qu’il était nécessaire pour y parvenir de mettre sur pied des politiques qui promeuvent le développement éthico-philosophique, socioéconomique et idéologico-culturel et aussi d’user l’intégration régionale comme tremplin pour s’intégrer de manière fructueuse dans le bateau de la mondialisation.

Par NGNAOUSSI ELONGUE Cédric Christian

L’article en version originale est disponible sur la Revue des Mondes Francophones à l’adresse: https://mondesfrancophones.com/espaces/afriques/que-doit-faire-lafrique-pour-se-lever-des-strapontins-du-bateau-de-la-mondialisation/

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